Cercle Zetetique

Entretien avec Jean BRICMONT, physicien

Dossier réalisé par François DEUMIER.



- Pouvez-vous vous présenter rapidement pour nos lecteurs ?


- Je suis professeur de physique théorique à l’Université de Louvain en Belgique et mes recherches portent principalement sur la physique statistique; j’ai toujours été préoccupé par les problèmes de «fondements» en physique, par exemple par l’interprétation du formalisme de la mécanique quantique. Dès que l’on se préoccupe de ce genre de questions, on arrive rapidement à se poser un certain nombre de questions philosophiques. Par ailleurs, lorsque j’étais étudiant, j’étais irrité par les enseignants qui me semblaient cacher leur ignorance derrière des arguments d’autorité. Ce qui fait que lorsque Sokal, que je connaissais depuis 1978 (époque où il finissait sa thèse à Princeton et où j’y étais assistant professor), a fait son canular, j’ai été assez rapidement amené à collaborer avec lui. Nous dénoncions à la fois l’obscurité de certains discours et l’abus qui consiste à déformer certaines idées correctes en philosophie des sciences afin de les mettre au service de doctrines relativistes.


- Comment voyez-vous la montée de l'irrationnel dans nos sociétés ?


- C’est une question, essentiellement sociologique, à laquelle je n’ai pas de réponse. Cela mériterait une enquête approfondie (qui a peut-être été faite d’ailleurs, mais que je ne connais pas). Tout d’abord, en quel sens il y a-t-il une montée de l’irrationnel? Il semble qu’il y ait un recul, ou qu’il y ait eu un recul depuis les années 50-60, des religions traditionnelles ; certaines personnes (pas moi) suggèrent qu’il y a une espèce de «loi de conservation» de l’irrationalité, ce qui fait que ces croyances se sont reportées sur les sectes, le New Age, etc. Ceci dit, j’ai tendance instinctivement à partager des idées relativement traditionnelles du type : les gens sont déboussolés à cause de la crise économique et sociale, d’où ils se tournent vers toutes sortes de superstitions, c’est-à-dire une version moderne de l’idée «d’opium du peuple» ; mais il faut être très prudent avec ce genre d’idées. Il n’existe aucune théorie, sociologique ou autre, qui soit bien testée empiriquement et qui explique les mécanismes de formation des croyances. Par ailleurs, je note que Laplace écrivait, au début du XIXème siècle, à propos de la magie et de l’astrologie : «Ces erreurs inculquées dès l’enfance, adoptées sans examen, et n’ayant pour base que la croyance universelle, se sont maintenues pendant très longtemps ; jusqu’à ce qu’enfin le progrès des sciences les ait détruites dans l’esprit des hommes éclairés dont ensuite l’opinion les a fait disparaître chez le peuple même... ». Bref, il faut parfois imaginer Sisyphe heureux. Néanmoins, il me semble qu’à long terme, il y a quand même un progrès de la rationalité ; malheureusement, il est lent et avec des hauts et des bas.


- Pensez-vous que le milieu universitaire est protégé contre les dérapages irrationnels? Quels domaines vous semblent les plus à risque?


- Non, « protégé » sûrement pas. Henri Broch a fait des études sur l’attitude des étudiants, que vous connaissez sûrement. Pour ce qui est des enseignants, les débats que j’ai eu suite à l’affaire Sokal et à la parution du livre m’ont plutôt surpris. Je veux éviter de généraliser, mais j’ai rencontré chez certains philosophes ou chercheurs en sciences humaines une hostilité ou une incompréhension face à l’attitude scientifique qui m’a vraiment impressionné (j’ai d’ailleurs écrit un petit texte ironique là-dessus, que j’ai intitulé: «Un physicien au pays des merveilles»). Dans certains cas, on tombe dans un relativisme ou un scepticisme intégral : par exemple, on m’a expliqué que certes les sorcières n’existaient pas dans notre culture mais bien dans celle de l’Angleterre du XVIème siècle (et pas seulement pour dire, ce qui serait banal, que des femmes étaient socialement définies et brûlées comme sorcières à l’époque) ; on ajoute l’expression «dans notre culture» pour relativiser n’importe quelle affirmation «de fait»; par exemple : l’assertion «les croisades ont eu lieu» est vraie, mais «dans notre culture». L’autre travers est un dogmatisme qui est en fait lié au relativisme et qui consiste à soutenir certaines assertions de fait sans donner aucun argument empirique pour les justifier. On rencontre cette attitude chez certains psychanalystes : leurs assertions relèvent d’une «autre rationalité» ou s’occupe d’un «autre niveau de réalité». C’est d’ailleurs une démarche qu’on trouve également chez les théologiens. Il existe peut-être un autre niveau de réalité, mais comment faire pour le connaître, si l’on ne teste pas d’une façon ou d’une autre nos théories par des procédés empiriques? Et lorsqu’on discute en insistant sur la nécessité de tels tests, on se voit vite opposer un scepticisme intégral. Comme me l’a fait remarquer un ami philosophe (très rationnel celui-là), c’est le scepticisme intégral qui permet d’être aussi dogmatique qu’on veut. D’autre part, je dois souligner que j’ai rencontré pas mal de gens qui travaillent dans ces domaines, qui sont prodigieusement irrités par les attitudes anti-scientifiques et qui nous ont soutenu avec un enthousiasme qui m’a aussi parfois étonné. Mais il faut dire que dans le monde académique il y a toutes sortes de choses pas très jolies, comme le mandarinat et les vendettas qui l’accompagnent et que, lorsque des rationalistes se trouvent «perdus» dans un milieu professionnel qui leur est hostile, la vie n’est pas toujours facile. Ce qui explique peut-être leur réaction.


- Pensez-vous qu'Impostures intellectuelles, dont vous êtes co-auteur, a pu toucher le grand public?


- Je n’en sais rien ; notre but était de toucher les étudiants en sciences humaines et en philosophie. Maintenant qu’il est disponible en livre de poche, il sera peut-être plus accessible à ce public. Nous avons eu quand même pas mal de réactions, particulièrement dans le monde anglo-saxon, de gens qui estimaient avoir souffert, lorsqu’ils étaient étudiants, de l’abus de jargon obscur. Mais en France j’ai eu l’impression que le livre était surtout lu par des gens qui étaient déjà convaincus. Par ailleurs, une partie de la presse a présenté le livre de façon très «habile» : nous étions contre toutes les métaphores, tous les transferts de concepts etc. Alors que nous sommes contre la mystification, ce qui est tout différent. Schopenhauer recommande déjà, dans L’art d’avoir toujours raison, d’élargir la cible de l’adversaire de façon à la rendre ridicule. À cause de cela, je rencontre même des collègues physiciens qui n’ont pas lu le livre et qui se demandent pourquoi j’ai écrit un livre contre l’usage de métaphores. Je pense que cette façon de procéder a été plus «efficace», pour éviter que le livre ne soit lu par le public auquel il était destiné, qu’une attaque directe. Suite à cette expérience, j’ai ajouté à la liste (déjà longue) de rubriques de journaux vis-à-vis desquelles j’exerce un scepticisme assez systématique celle des comptes rendus de livres.


- Avec vous des liens avec le Comité "Para" Belge? Si ce n'est pas le cas, accepteriez-vous de collaborer avec le Cercle Zététique?


- Je connais le comité «Para», mais je n’en suis pas membre. Collaborer? Disons que j’admire vos efforts mais que je me vois plutôt comme un compagnon de route, si on peut dire. Il me semble que pour faire le travail que vous faites, il faut y consacrer pas mal de temps et peut-être avoir une approche de la physique beaucoup plus concrète que la mienne (je travaille vraiment à la frontière entre physique et mathématiques). Le problème est qu’il y a plusieurs «fronts» sur lesquels les rationalistes doivent se battre : il y a non seulement les pseudo-sciences, mais aussi certaines dérives épistémologiques qui tentent de légitimer cette oscillation entre le scepticisme et le dogmatisme que j’ai mentionné plus haut. Ensuite, il y a tout un discours sur la science contemporaine qui charrie pas mal de confusions à propos du chaos, de la mécanique quantique ou encore de l’auto-organisation. Par exemple, l’Université Inderdisciplinaire de Paris organise un grand nombre de conférences exploitant ces thèmes afin de réconcilier science et foi. Tout n’est pas faux dans ce qui est dit sur ces sujets, mais il y a un mélange de vrai et de faux qu’il faudrait démêler. C’est à ce genre de chose que je réfléchis pour le moment.


Propos recueillis par François Deumier