Cercle Zetetique

Gallipoli : Le régiment perdu des Dardanelles.

Article de Paul Begg.

Voici le premier des deux textes originaux de Paul Begg sur Galipolli, retrouvés par Denis Biette.

Cet article de Paul Begg est paru dans « Inexpliqué » (revue par fascicules publiée par les éditions Atlas en 1981), Volume IV, n° 37, p 730-733. (article complet, ne manquent que les illustrations qui se contentent d’évoquer la campagne de Gallipoli sur un plan général).

Cet article, en fait, ne porte pas la mention de son auteur (Paul Begg) mais sa version initiale en anglais (de la revue « The Unexplained ») a été reprise sous le titre « The day the Norfolks disappeared » (p 60-63) dans l'ouvrage collectif Out of this world. Mysteries of mind, space and time, Black Cat, Macdonald & Co (Publishers) Ltd, 1989 où, cette fois, le nom de l’auteur est explicitement indiqué.


Le régiment perdu des Dardanelles

Paul Begg

Evoquer les disparitions mystérieuses, c'est obligatoirement rappeler le dramatique exemple des hommes du First Fourth Norfolk Regiment : près d'un bataillon de soldats britanniques, disparus en pleine Première Guerre mondiale, comme « avalés » par un très étrange objet céleste. Ont-ils vraiment disparu ?

On entend souvent parler de personnes enlevées par les ovnis. La plupart du temps, ce sont les héros, soi-disant ramenés sur terre par leurs ravisseurs, qui racontent eux-mêmes leur incroyable aventure, et leur auditoire a parfois quelques raisons d'être sceptique. Il arrive, cependant, que les victimes du « rapt » disparaissent à tout jamais, sans que l'on sache ce qu'elles sont devenues. Mais les exemples sont rares : en supposant que la disparition ne puisse avoir aucune cause naturelle, il faut encore que plusieurs témoins se soient trouvés là à l'instant crucial ! A ce sujet, nombre d'ouvrages et d'articles — qu'ils traitent d'ovnis, du Triangle des Bermudes ou d'autres phénomènes paranormaux — citent le cas célèbre de ce régiment du Norfolk qui s'est évanoui sans laisser de traces pendant la Première Guerre mondiale. Quels sont réellement les faits ?

L'épisode se situe au mois d'août 1915, lors de l'expédition des Dardanelles près de Gallipoli. Selon le récit original de trois des témoins, 22 fantassins d'une section néo-zélandaise aperçurent un groupe important de soldats britanniques (identifiés comme appartenant au First Fourth Norfolk Regiment) pénétrant dans une sorte de nuage opaque qui surplombait le lit d'un ruisseau à sec. La masse étrange leur fit penser, par sa forme, à une miche de pain. Lorsque le dernier homme eut disparu à l'intérieur du « nuage », celui-ci s'éleva et s'éloigna contre le vent. Personne ne devait plus jamais revoir aucun des soldats anglais.

Point n'est besoin d'enquêtes approfondies pour constater que le récit des Néo-Zélandais contient quelques erreurs évidentes : par exemple, le First Fourth Norfolk ne constitue pas un régiment, mais seulement un bataillon du Royal Norfolk Regiment. Cependant cette erreur n'est mentionnée par aucun des livres ou des articles relatant cet événement étrange. Ce qui laisse supposer qu'aucune vérification vraiment sérieuse n'a été faite, les auteurs s'étant limités à une compilation.

Une autre invraisemblance majeure vient d'ailleurs confirmer cette hypothèse : en réalité, le First Fourth Norfolk n'a pas disparu en 1915 — que ce soit de Gallipoli ou de quelque autre endroit — puisqu'il était encore en service actif à la fin de la guerre, comme on peut aisément le vérifier en consultant un état des effectifs ! Après les Dardanelles, le bataillon fut affecté à un autre théâtre d'opérations.

Voilà qui suffirait à discréditer cette histoire d'enlèvement extra-terrestre rapportée par les fantassins de Nouvelle-Zélande, si un autre bataillon du Royal Norfolk Regiment, le First Fifth, n'avait effectivement disparu au mois d'août 1915, sans que ce mystère ait pu être élucidé, du moins d'une manière réellement satisfaisante.

Donc, si les Néo-Zélandais ont réellement vu disparaître des soldats du Royal Norfolk, ce ne pouvaient être en conséquence que des hommes du First Fifth. N'est-il pas alors pour le moins étrange que vingt-deux témoins réunis aient tous reconnu le First Fourth ? Qu'ont-ils donc vu et quel a été le sort du First Fifth ?

Pour qui veut entreprendre des recherches, la piste commence en Angleterre, à Dereham, une petite ville réputée pour ses foires, proche de Norwich. C'est là qu'étaient stationnés, juste avant la guerre, le First Fourth et le First Fifth, lesquels appartenaient à la 163e brigade, dont le recrutement se faisait surtout dans l'est de l'Angleterre.

Ces soldats étaient des territoriaux, que les hommes de l'armée régulière surnommaient « les soldats du samedi soir ». Mais leur régiment s'enorgueillissait d'un passé glorieux. Il avait été créé par le roi Jacques II au moment de la rébellion de Monmouth et s'appelait à l'époque le 9e régiment d'infanterie « Colonel Henry Cornwall ».

Le régiment prend la mer le 29 juillet 1915 pour les Dardanelles, position stratégique de premier plan, puisque l'étroit bras de mer, long de 65 km, fait communiquer la mer de Marmara et la mer Egée. Afin de consolider la tête de pont qui peut permettre aux Alliés franco-britanniques de forcer les détroits tenus par les Turcs et les Allemands, les hommes prennent pied dans la péninsule de Gallipoli.

Au printemps, le site est enchanteur. Mais le régiment débarque en août, au plus fort de l'été, et la presqu'île est écrasée sous un soleil torride. Le Royal Norfolk accoste dans la baie de Suvla et découvre une terre particulièrement inhospitalière. Beaucoup n'en reviendront jamais.

Non loin de la baie, un lac salé, asséché en été, reflète l'éclat implacable du soleil. Au-delà s'étend la plaine de Suvla. Un demi-cercle de collines ferme l'horizon, lui donnant ainsi l'aspect d'une arène surchauffée : au nord s'élève le Kiretch Tepe, au sud se dresse le massif du Sari Bair et au centre les deux hauteurs jumelles de Kavak Tepe et de Tekke Tepe.

Les opérations militaires s'enlisent : l'expédition des Dardanelles laissera le souvenir d'une des plus désastreuses campagnes du siècle. Les hommes du Norfolk Regiment, qui avaient cru s'embarquer pour une aventure héroïque, tombent en plein cauchemar.

Pour les combattants, c'est l'enfer. Les tranchées sont autant d'étuves. Un vent brûlant, chargé de l'âcre puanteur des cadavres, soulève des colonnes de fine poussière sur la plaine. De répugnantes mouches vertes pullulent, s'agglutinant sur les cadavres, sur les latrines, avant de s'abattre sur les cantonnements et les cuisines (les hommes les appellent les mouches des cadavres) : elles propagent une forme particulièrement virulente de dysenterie. Personne n'est épargné, et de nombreux soldats sont réduits à l'état de squelettes ambulants.

Les combattants sont épuisés. Le terrain est devenu un véritable charnier, et il n'est pas rare de voir ici ou là dépasser du sol la tête ou la main d'un mort trop hâtivement enterré. Le moral est au plus bas.

La défaite est dans l'air.

Les hommes du Royal Norfolk sont inexpérimentés. Normalement, ils auraient d'abord dû être envoyés dans un secteur calme pour s'aguerrir avant de monter au feu. Mais Sir Ian Hamilton, commandant en chef du corps expéditionnaire en Méditerranée, estime que la seule chance d'arracher une victoire — sinon d'échapper au désastre — est de jeter des troupes fraîches dans une offensive de grande envergure.

Sir Hamilton veut lancer une attaque sur les flancs du Kavak Tepe et du Tekke Tepe. Il est décidé que, le soir du 12 août, sous le couvert du crépuscule, la 54e division (dont fait partie le Royal Norfolk) gagnera le pied des collines, d'où elle attaquera à l'aube. L'on sait toutefois que, lors de leur avance nocturne, les troupes doivent traverser une zone cultivée, dite Kuchuk Anafarta Ova, exposée au feu ennemi. Aussi la 163e brigade du Norfolk doit-elle être envoyée en éclaireur pour nettoyer le terrain dans l'après-midi du 12.

Cette opération de nettoyage est un fiasco lamentable, un exemple typique de l'incurie et de l'incroyable impéritie qui marquèrent toute cette campagne. L'avance doit débuter à quatre heures de l'après-midi, avec un puissant soutien d'artillerie, mais elle est retardée de quarante-cinq minutes. Les transmissions défectueuses ne permettent cependant pas de prévenir les artilleurs de ce contretemps, et ils ouvrent le feu à l'heure convenue, manquant totalement leur effet. En outre, le terrain n'ayant pas été reconnu à l'avance, les officiers qui conduisent l'attaque sont incapables de situer correctement leur objectif. D'autant que les cartes ont été préparées en toute hâte et ne correspondent pas à la zone en question, mais à un autre secteur de la presqu'île. Pour comble, les forces de l'ennemi ne sont pas connues.

La 163e brigade, dont le First Fourth forme l'arrière-garde, n'a pas parcouru 900 m que l'on réalise déjà combien ce projet de traverser en plein jour un terrain découvert est aberrant : le feu ennemi est plus puissant qu'on ne l'avait supposé. Le corps principal de la brigade tombe sur un nid de mitrailleuses et les hommes sont obligés de se plaquer au sol. Sur le flanc droit, pourtant, le First Fifth Norfolk rencontre une opposition moins importante et progresse.

La suite des événements est rapportée par Sir Ian Hamilton, dans un rapport au ministre de la Guerre, Lord Kitchener : « Au cours de ce combat, pendant lequel la 163e brigade se montra en tous points digne d'éloges, il s'est produit un incident extrêmement curieux. Le colonel Sir H. Beaumont, un officier intrépide et plein d'enthousiasme, voyant l'ennemi fléchir, se rua en avant, suivi par la plus grande partie de son bataillon. A mesure qu'ils progressaient, les affrontements se faisaient plus acharnés, et le terrain devenait de plus en plus boisé et accidenté. Les blessés étaient nombreux, et beaucoup d'hommes étaient accablés par la soif. Ceux-là parvinrent, à la faveur de la nuit, à regagner le camp. Mais le colonel, suivi de 16 officiers et de 250 soldats, poursuivit sa marche en avant, repoussant l'ennemi... On n'entendit plus jamais parler d'eux : ils s'engagèrent dans la forêt et on cessa bientôt de les voir et de les entendre. Aucun d'eux ne réapparut jamais. » Ainsi, 267 hommes s'étaient évanouis sans laisser de traces !

Le sanglant échec de l'opération du 12 août anéantit les espoirs de Sir Hamilton. A la fin de l'année, il faut évacuer la presqu'île. La campagne se solde par une défaite. L'expédition des Dardanelles avait duré huit mois et demi et coûté la vie à 46 000 soldats franco-britanniques.

En 1916, le gouvernement de Londres nomme une commission chargée d'examiner les responsabilités de ce désastre. Un rapport ultra-confidentiel, The final report of the Dardanelles Commission. est achevé en 1917 : un autre suivra en 1919. Les deux documents secrets ne seront accessibles qu'en 1965, date qui a son importance, comme nous le verrons par la suite.

En 1918, après la victoire des Alliés, les Britanniques investissent à nouveau la presqu'île de Gallipoli. Un soldat des troupes d'occupation, visitant le champ de bataille, trouve un insigne du Royal Norfolk Regiment. Au cours de ses recherches, il apprend qu'un fermier turc, pour se débarrasser des nombreux cadavres qui encombraient sa propriété, les a fait culbuter dans un ravin proche. La triste besogne de retrouver les corps incombe à I'officier présidant la commission d'identification des victimes. Voici un extrait de son rapport :

« Nous avons trouvé le First Fifth Norfolk. Cent quatre-vingts corps en tout : 122 hommes du Norfolk, quelques soldats du Hants et du Suffolk; les autres appartiennent aux Cheshires. Nous n'avons pu identifier que deux cadavres : les soldats Barnaby et Carter. D'après le témoignage du fermier turc qui trouva ses terres recouvertes de cadavres en décomposition et qui nous dit les avoir jetés dans un petit ravin, les corps se trouvaient disséminés sur une surface d'environ 3 km2, à 750 m au moins du front turc. Il semble donc, comme on l'avait tout d'abord supposé, que le bataillon ait été rapidement bloqué dans son avance : les hommes ont été abattus un à un, à l'exception de ceux qui ont pu se réfugier à I'intérieur de la ferme. » « Nous avons trouvé le First Fifth Norfolk... » Telle était donc la conclusion des autorités britanniques à propos du sort réservé à l'infortuné bataillon ! N'était-ce pas un peu prématuré ? Avait-on bien retrouvé les corps de tous les disparus ? Le mystère ne faisait que commencer...