Cercle Zetetique

Le "Suaire de Turin" vu par Yves Lignon.

par Paul-Éric Blanrue

Note du webmaster : Paul-Éric Blanrue est auteur, entre autres, du livre Miracle ou imposture ? L'histoire secrète du "suaire" de Turin, publié aux éditions EPO (il est possible de le commander en ligne sur le site web de l'éditeur).

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La médiocrité d'Yves Lignon s'étale à nouveau dans un article qu'il vient de consacrer sur son site au "suaire" de Turin. Mon attention sur ce point a été alertée par Laurent Puech, président du CZLR.


Yves Lignon écrit :

"S'agissant du suaire de Turin le mot authenticité peut s'entendre dans trois sens :
  1. Il s'agit d'une pièce de tissu tissé il y a environ 2000 ans.
  2. Il s'agit d'une pièce de tissu tissé il y a environ 2000 ans et ayant servi à envelopper le corps d'un crucifié.
  3. Il s'agit d'une pièce de tissu tissé il y a environ 2000 ans et ayant servi à envelopper le corps du personnage nommé le Christ dans les Evangiles."

REMARQUE ZÉTÉTIQUE :

Dès l'abord, une bêtise abyssale. A en croire l'assistant toulousain, le "suaire" pourrait être déclaré "authentique" même s'il n'était pas celui du Christ (points 1 et 2). Rien de plus absurde évidemment. Si le "suaire" qu'on nous présente est "authentique", il doit obligatoirement être celui du Christ ET dater d'environ 2000 ans (point 3). A moins de considérer que le mot "authentique" ne qualifie qu'une toile "d'époque" (c'est-à-dire qu'il ne qualifie pas la manière dont celle-ci est apparue). Auquel cas, le "suaire" pourrait AUSSI BIEN dater du Ve, IXe, ou XIIe siècles (pourquoi ne serait-ce pas le "suaire" d'un homme crucifié à une époque basse?). De quelque côté qu'on l'aborde, le raisonnement d'Yves Lignon est biaisé. Il postule dès l'entrée ce qu'il entend prouver par la suite : c'est une misère logique.


M. Lignon poursuit :

"Il existe un travail historique très rigoureux publié en 1903 par le chanoine Ulysse Chevallier qui en situant la date de fabrication du suaire vers 1350 fournit d'excellents arguments en faveur de l'hypothèse du faux. On ne résumera pas ici cette étude, ni celles qui l'ont suivie et vont dans le même sens, parce qu'on peut en prendre connaissance dans l'ouvrage de Marion et Courage mais on se doit d'insister sur la cohérence et la force des conclusions énoncées par Chevallier et ses successeurs. Néanmoins aussi intéressant qu'il soit un travail historique ne peut qu'apporter de fortes présomptions s'agissant de l'âge d'un objet. Si l'on veut approcher davantage la certitude il faut tenter de mesurer l'âge en question en faisant appel aux méthodes des sciences exactes autrement dit à la fameuse "preuve par le carbone 14"."

REMARQUES ZÉTÉTIQUES :

  • C'est le chanoine Chevalier (et non Chevallier, comme M. Lignon l'écrit à plusieurs reprises) qui a écrit des ouvrages concernant le "suaire" de Turin. Ignorant l'orthographe exacte de son nom, Yves Lignon ne l'a donc pas lu. Il a également dû lire de travers les sources qu'il cite, dans lesquelles l'orthographe correcte est respectée.
  • Les livres du chanoine Chevalier à propos du "suaire" commencent AVANT 1903 et ne se prolongent pas APRES cette date, contrairement à ce qu'écrit M. Lignon.
    Voici la bibliographie d'Ulysse Chevalier se rapportant au "suaire" :
    • CHEVALIER (Ulysse, chanoine), Étude critique sur l'origine du Saint Suaire de Lirey- Chambéry-Turin, Picard, 1900
    • Id°, Le St Suaire de Lirey-Chambéry-Turin et les défenseurs de son authenticité, Picard, 1902.
    • Id°, Le Saint Suaire de Turin - Histoire d'une relique, Picard, 1902.
    • Id°, Autour des origines du suaire de Lirey, Picard, 1903.
  • Yves Lignon prend un livre pour un autre. Le livre de 1903 qu'il cite n'est en effet qu'un complément de l' opus magnum écrit par la chanoine en 1900 (Étude...) et ne comprend pas les pièces essentielles qui permettent de conclure que le "suaire" est un faux du XIVe siècle (comme le " mémoire de Pierre d'Arcis "). M. Lignon veut jouer à l'érudit, mais il ne sait pas de quoi il parle.
  • Enfin, il suffit de lire les livres du chanoine Chevalier pour se rendre compte que, dès le début du siècle, ils prouvaient de manière surabondante que la croyance en l'authenticité était une chimère.


Lignon poursuit :

"Si le suaire est un faux la datation au carbone 14 ne pouvait que le confirmer et c'est bien cela qui s'est produit à en croire certains articles de presse : "la science a corroboré les doutes" (L'EXPRESS 28 mai 1998), "datation incontestable...les résultats sont formels" (LE MONDE du 16 avril 1998). D'autres journaux ( LIBÉRATION du 31 mars 1998, JOURNAL DU DIMANCHE du 19 avril 1998, FRANCE SOIR du 22 avril 1998) ont bien mentionné l'existence de réserves mais sans aller jusqu'à en faire de gros titres. Bien que par contre LE FIGARO se soit montré (et très tôt : 23 janvier 1998) explicite en intitulant un encadré "le carbone 14 invalidé" l'affaire a été rapidement entendue : la science a bien tranché, c'est un faux. L'ennui est que les réserves sont en réalité bien plus que des réserves, que le titre du FIGARO est scientifiquement parlant on ne peut plus exact et que la preuve ne vaut pas tripette. Sans être technique il suffit de savoir que la datation a été effectuée par trois laboratoires et que n'importe quel statisticien débutant est capable de s'apercevoir que les résultats obtenus se contredisent un peu comme si les trois échantillons utilisés n'avaient pas été prélevés sur la même pièce de tissu. On trouvera tous les détails nécessaires dans le livre de Upinsky (qui étant mathématicien sait de quoi il parle) ainsi qu'un excellent résumé dans celui de Marion et Courage. "

REMARQUES ZÉTÉTIQUES :

  • M. Lignon se réfère au Figaro, grand journal scientifique comme chacun sait, mais "oublie" de citer la revue Nature (DAMON (P.E)., DONAHUE (D.J.), GORE (B.H.), HATEWAY (A.L.), JULL (A.J.T.), LINICK (T.W.), SERCEL (P.J.), TOOLIN (L.J.), BRONCK (C.R.), HALL (E.T.), HEDGES (R.E.M.), HOUSLEY( R.), LAW (I.A.), PERRY( C.), BONANI (G.), TRUMBORE (S.), WOELFLI (W.), AMBERS (J.C.), BOWMAN (S.G.E.), LEESE (M.N.), TITE (M.S.), Nature, vol. 337, 16 février, 1989, p. 611-615.), qui a publié les résultats des trois laboratoires (Tucson, Zurich, Oxford), effectués sous le contrôle du British Museum, qui a par ailleurs réalisé les calculs statistiques. Ces résultats confèrent au lin de la relique une plage d'âge calendaire de 1260-1390. Pas un seul professionnel du carbone 14 ne les a remis en cause.
  • Si un "statisticien débutant" croit que ces résultats se contredisent, c'est justement... parce qu'il est débutant. A M. Lignon de prouver que ces résultats ne correspondent pas aux conclusions des statisticiens du British Museum. Nous lui souhaitons bon courage.
  • Signalons par ailleurs que le pseudo-Upinsky auquel M. Lignon se réfère, n'est pas statisticien et qu'il n'a rien publié sur ce point dans une revue scientifique.


M. Lignon continue :

"Ceci étant acquis on ne peut manquer de noter la curieuse succession d'événements suivants (rapportés dans LE FIGARO déjà cité ) :
  • le 13 octobre 1988 l'Eglise Catholique prenait acte des résultats (non encore contestés à l'époque),
  • le 20 septembre 1989 le responsable des opérations de datation démentait avoir qualifié de faux le suaire,
  • le 18 août 1990 le Vatican trouvait cette fois les résultats étranges,
  • le 28 août 1990 le responsable des opérations de datation répétait sa déclaration de l'année précédente.
et qui plus est le 24 mai 1998, à l'occasion d'une visite du pape à Turin, les autorités religieuses envisageaient la possibilité de nouvelles études.

Bref si l'on veut défendre l'hypothèse du faux il vaut mieux ne pas s'appuyer sur ce sacré carbone 14 mais dans le grand public qui est au courant ?"

REMARQUES ZÉTÉTIQUES :

Le fait que l'Église pense (aujourd'hui) que le "suaire" soit authentique ne suffit évidemment pas pour que celui-ci le soit réellement. On aimerait d'ailleurs savoir quelles sont les qualités de cette institution pour émettre un tel jugement. Comme elle a dit l'inverse en 1988, on ne saurait de toute façon lui faire une confiance aveugle sur ce point. Si M. Lignon croit à tout ce qu'enseigne l'Église, sans vérifier ses informations, il n'a plus qu'à se faire tonsurer et à porter la bure. Cela fera un cuistre de moins à l'Université de Toulouse.


Il poursuit :

""Le Monde" se veut un journal de référence et obsédé par la recherche de l'information objective. Le moins que l'on puisse noter est qu'à propos du suaire ces deux buts sont loin d'être atteints. Le 24 avril 1997 ce quotidien donc publiait dans sa rubrique "En vue" le texte suivant :
"On sait que le suaire de Turin n'a pas enveloppé le corps du Christ et qu'il porte probablement l'empreinte d'un homme du Moyen-Âge aspergé d'ocre rouge".
Outre que l'emploi du pronom indéfini "on" est, dans un tel contexte, épistémologiquement sublime il semblait étonnant que l'auteur anonyme du texte n'ai pas eu connaissance d'un passage du livre de Marion et Courage (qui venait justement de paraître) et dans lequel on peut lire (page 167) : "Aucune trace de colorant n'a été détectée sur le linceul".

REMARQUES ZÉTÉTIQUES :

Ou M. Marion et Mlle Courage ne connaissent pas l'affaire, comme leur citateur de Toulouse, ou ils mentent sciemment à leurs lecteurs. M. Lignon, qui croit tout ce qu'on lui dit du moment que cela ne provient pas des sceptiques, les copie bêtement, avec le naturel qui le caractérise.

Voici donc la bibliographie de celui qui a découvert les traces d'oxyde de fer (sous forme d'ocre rouge) sur le "suaire" :

  • McCRONE (Walter) et SKIRIUS (Christine), " Light Microscopical Study of the Turin " Shroud " I ", The Microscope, vol. 28, n°3-4, 1980, p. 105-113.
  • McCRONE (Walter), " Light Microscopical Study of the Turin " Shroud " II ", The Microscope, vol. 28, n°3-4, 1980, p. 115-128.
  • Id°, " Microscopical Study of the Turin " Shroud " III ", The Microscope, vol.29, 1981, p. 19-38.
  • Id°, " The Microscopical Identification of Artist's Pigments ", JIICCG7, (1,2), 11, 1987-1988.
  • Id°, " Microscopical Study of the Turin " Shroud " ", Wiener Berichte über Naturwissenschaft in der Kunst, 4/5, 50, 1987-1988.
  • Id°, " The Shroud of Turin : Blood or Artist's Pigments? ", Accts. Chem. Res., 23-77, 1990.
  • Id°, Judgment day for the Turin Shroud, Microscope Publications, Chicago, 1997.


M. Lignon, toujours :

.. "Il est tout de même amusant de constater qu'aux côtés d'assez nombreux ecclésiastiques défenseurs plutôt intégristes de l'hypothèse du faux se rangent quelques uns de ceux pour qui la religion et l'obscurantisme ne font qu'un. Ceux là semblent avoir une sainte (eh oui) trouille de ce que pourrait impliquer une authenticité définitivement avérée. A chacun ses soucis mais cette manière d'aborder le problème n'a rien de scientifique elle non plus parce que basée sur un a priori."

REMARQUES ZÉTÉTIQUES :

  • Les intégristes catholiques, contrairement à ce que la syntaxe de M. Lignon laisse supposer, sont partisans de l'authenticité du "suaire" et ne sont pas devenus subitement des sceptiques. Tels, en France, le CIELT, dirigé par M. Raffard de Brienne, membre de Renaissance catholique, groupe partisan du défunt (et schismatique) Mgr Lefevbre, ou la Contre-Réforme Catholique de l'abbé de Nantes, "suspens a divinis" par sa hiérarchie. On pourrait aussi citer les éditions de Guibert, le CESHE, etc.
  • Parmi les partisans du faux, ceux à qui M. Lignon diagnostique la "sainte trouille", il y a tout simplement la communauté scientifique internationale - catholiques, chrétiens, juifs, athées, etc., mêlés -, à commencer par le British Museum et TOUS les spécialistes du C14.
  • C'est en s'en tenant aux intentions de ceux qui "croient" ou ne "croient" pas que l'on se livre, comme M. Lignon, à un exercice de pseudo-science. Les sceptiques ne se fixent pas sur les prétendues motivations secrètes de ceux qui croient à l'authenticité de la relique. Ils se contentent de prendre acte des résultats scientifiques.


M. Lignon termine :

"Car problème il y a donc vraiment et ce n'est pas moi qui le dit. C'est (quand même) Henri Tincq énumérant dans son dernier paragraphe quelques uns des points l'amenant à reconnaître que : " Une part de mystère demeure", c'est Jacques Evin, universitaire spécialiste du carbone 14 déclarant : "La datation n'apporte rien quant à la connaissance de la manière par laquelle l'image s'est produite" ou beaucoup mieux, bien entendu, Marion et Courage qui ayant sur tous les autres l'avantage d'être chercheurs à l'Institut d'Optique d'Orsay énoncent donc l'opinion la plus qualifiée en écrivant : "Pour la science de la fin du XXième siècle le mécanisme de formation de l'image n'est toujours pas élucidé". Voilà au moins qui rappelle clairement que si chacun est en conscience libre ou non de croire que le suaire a enveloppé le corps du Christ, fils de Dieu, on peut aussi discuter à son propos d'autre chose."

REMARQUES ZÉTÉTIQUES :

  • Ce n'est pas parce qu'un mystère demeure (le nom du peintre qui fabriqué la relique, par exemple), que celle-ci est obligatoirement authentique.
  • Appeler en renfort M. Jacques Évin est une de ces monstruosités intellectuelles dont M. Lignon a le secret. M. Évin dirige le Centre de datation par le radicarbone à l'Université Claude-Bernard de Lyon 1 (Centre des Sciences de la Terre - CNRS). Avant la datation du C14, il croyait fermement à l'authenticité du "suaire"; depuis, bien que fervent catholique, il n'y croit plus, mais plus du tout. Pour lui, la datation de 1988 est une datation "quatre étoiles" et il n'y a pas à revenir dessus.
  • Quant à Marion et Courage, à ma connaissance ils n'ont pas publié leur étude dans une revue scientifique*. Par ailleurs, leur livre fourmille d'erreurs grossières, de contresens, et de contrevérités, qui s'affichent dès les premières pages. Ils ont tout de même l'honnêteté de dire que leur thèse n'a pas été jugée concluante par de nombreux spécialistes à qui ils l'ont soumise.


AU BILAN :

M. Lignon se moque une nouvelle fois de ses lecteurs (voir par ex. l'enquête exhaustive sur Vailhauquès menée par notre excellent ami Laurent Puech, dans Enquêtes Z n°11).

Question : et si c'était M. Lignon qui avait "la sainte trouille" qu'on découvre qu'il n'est en réalité qu'un vil fumiste?


Note

M. Marion puis M. Patrick Ferryn m'ont envoyé les références de l'article intitulé "Discovery of Inscriptions on the shroud of Turin by digital image processing" : Paper 06117 received Nov. 10, 1997; revised manuscript received Jan. 13, 1998, and Mar. 5, 1998; accepted for publication Mar. 5, 1998 -2308 Opt. Eng. 37(8) 2308-2313 (August 1998) - 0091-3286/98/$10.00 - (c) 1998 Society of Photo-Optical Instrumentation Engineers. La rédaction de mon livre a été achevée dans le courant de 1998 (la majeure partie de l'ouvrage a été écrite en 1997, voire en 1996), époque à laquelle paraissait ledit article. Je remarque que cet article ne change rien à ce que je dis de la thèse de M. Marion : il est aussi (voire plus) circonspect que dans le menu chapitre du livre qu'il consacre au sujet (malgré un titre trompeur), et prête tout autant à critique. De plus, on ne peut qu'être extrêmement surpris de la date de sa publication : c'est-à-dire après l'édition de l'ouvrage grand public intitulé "Nouvelles découvertes sur le suaire de Turin" (Albin Michel, 1997). Ce n'est pas ainsi que l'on procède habituellement en science : je trouve la manière quelque peu cavalière, et pour tout dire, trop commerciale à mon goût zététique.